Interview
 

PRESSER DES VINYLES POUR LES LABELS INDÉPENDANTS

PAR ADÈLE FUGÈRE

Michèle et Jeff Ferrand créent B-Side Factory, une usine de pressage de vinyles à Saint Hilaire-de-Loulay, en Vendée. Réponse à une forte demande et à l’envie d’être au côté des labels indépendants et des artistes autoproduits. À quelques jours de la réception des machines, ils nous ont accordé un entretien.

Propos recueillis par Adèle Fugère.

Pourquoi créer une usine de pressage de vinyles en Vendée ? D’où vient cette idée ?

Jeff Ferrand (JF) : ça vient d’une discussion qu’on a eue avec Michèle et d’un constat. Nous trouvions qu’avec Woodbox, notre studio de mastering notamment de vinyles et de post-production à Boufféré, on était très dépendants des fabricants. Un jour, on a du annoncer à un de nos clients, le label de blues Dixiefrog, des délais supplémentaires sur toutes leurs commandes. Nous n’étions plus sur 14 semaines de réalisation mais 22, ce qui signifiait que toutes leurs sorties nationales de disques étaient reportées à cause d’un engorgement dans la production et parce que nous n’en commandions que 15 000, passant systématiquement après ceux qui en commandaient dix fois plus. De ce constat, Dixiefrog nous a demandé si ce n’était pas plus simple de les fabriquer nous-même. De notre côté, on se posait déjà la question. On a donc décidé de tenter l’aventure ensemble. Dixiefrog à Paris et nous ici en Vendée.

Comment est financé le projet ?

Michèle Ferrand (MF) : Dixiefrog et Woodbox financent l’usine à égalité. 50/50.

Est-ce que ça veut dire que vous n’allez presser que des disques de blues ?

JF : c’est drôle que tu demandes ça parce que je me suis aussi demandé si nous n’allions pas récupérer tous les vieux bluesmen du catalogue ! (Rires). Mais pas du tout. L’idée n’est pas de s’enfermer dans une niche. Pour te donner un exemple, on a signé dernièrement avec les Bérurier Noir. Avec  Ludwig von 88. On travaille avec un label luxembourgeois spécialisé dans le rap américain. On est loin du blues ! On est donc ouvert à tout.

A l’heure où nous réalisons cet entretien, les presses ne sont pas encore arrivées. Quand l’usine va-t-elle être opérationnelle ?

JF : on a récupéré le bâtiment le 15 avril 2022. À partir de cette date, on est à peu près à huit semaines d’installation pour une double presse. Nos délais se sont un peu allongés notamment à cause de l’actualité géopolitique. La guerre en Ukraine a freiné quelques livraisons de matière premières, comme un peu partout d’ailleurs, mais on est quand même dans les temps. Les presses arrivent et les premières livraisons de vinyles seront honorées fin juin.

Ca veut dire que vous avez déjà des commandes alors que l’usine n’est pas encore en production?

JF : exactement. On a eu des commandes avant que l’usine n’existe et sans vraiment communiquer. On a annoncé l’ouverture en publiant un simple post sur les réseaux sociaux et le téléphone s’est mis à sonner dans la foulée. On a même eu un très gros revendeur, qui fait plus de 20 millions de vinyles par an, qui nous a appelés pour acheter toutes nos lignes de production. Au début, je t’avoue qu’on ne savait même pas ce que cela voulait dire ! (Rires).

MF : le bouche à oreille a aussi pas mal fonctionné. On est aujourd’hui à pratiquement 27 000 vinyles signés. On sent vraiment qu’il y a un manque énorme de production.

Comment expliquez-vous ce manque, cette attente et donc cet engorgement dans la production de vinyles ?

JF : par plusieurs facteurs. D’abord le retour du vinyle. Les gens en achètent. Donc il y a aujourd’hui plus de demande qu’il n’y a de capacité de production. Ensuite, il y a la politique des grosses maisons de disques. Elles réservent la quasi-totalité des lignes de production pour sortir le dernier album d’une grande star internationale. Il ne reste alors que quelques petites lignes pour tous les autres projets. Et enfin, la Covid qui a engendré une pénurie de matières premières : le pétrole, donc le PVC et de facto le vinyle ; le cartonnage pour réaliser les pochettes ; le gaz et l’eau. On ne va pas se mentir, les fabricants de vinyles sont de gros consommateurs. Et la guerre en Ukraine n’a pas arrangé tout cela.

Si je comprends bien, ce ne sont pas les grosses productions qui vous intéressent mais plutôt les indépendantes ?

JF : oui. De toutes façons nous ne sommes pas en capacité à faire de gros volumes. Nous n’avons, pour le moment, que deux presses. Et ce qui nous intéresse c’est justement de travailler avec des labels et des artistes indépendants. Des petites structures qui n’ont pas besoin de produire énormément.

L’usine s’appelle B-Side Factory. B-Side comme Face B. Pourquoi B-Side et pas A-Side ?

JF : Parce que la Face B c’est la face des pépites et des trésors cachés. Rappelle-toi, le titre « Révolution » des Beatles était sur une Face B.

Dans l’imaginaire collectif, fabriquer des vinyles passe forcément par une grosse usine. Nous c’est l’inverse. On travaille sur des petites quantités. Des produits spécifiques. On fait les fameuses pépites. Même celles en autoproduction. Il existe aujourd’hui des artistes que personne ne connaît et qui méritent qu’on les écoute. C’est dommage de ne pas répondre à leur demande.

MF : s’adresser aux « petits » labels et aux indépendants n’a absolument rien de péjoratif. Dans la notion de pépite - et donc de production en petite quantité -, il y a aussi celle de valeur. Personnellement, que des artistes autoproduits ou des labels indépendants, qui mettent énormément dans la réalisation d’un disque, ne puissent pas accéder à la production de vinyles parce qu’ils ne demandent que 200 ou 300 exemplaires à presser, ça me rend triste. Ici, on leur ouvre les portes de B-Side. On leur donne la possibilité de sortir leur album et de les accompagner tout au long de leur projet. De faire du sur-mesure. On est sur du qualitatif mais abordable, pas forcément plus cher qu’ailleurs, et avec un vrai suivi.

Justement quand on pense aux usines de pressage, on suppose que c’est uniquement de la manutention. Est-ce le cas ici ?

MF : justement non. Un vinyle, c’est avant tout du son. Ça veut dire que tous les fichiers audio qui nous sont envoyés - masterisés via Woodbox ou non - sont vérifiés par Jeff. Nous n’envoyons jamais en gravure un fichier audio qui nous semble fragile. Dans ces cas-là, on rappelle le client en lui expliquant le problème pour qu’ensemble nous trouvions une solution afin d’améliorer la qualité. Ça demande un peu plus de temps, d’investissement mais au final c’est gratifiant pour tout le monde.

JF : ça paraît dingue mais très peu de personnes le fait. Aujourd’hui, peu importe le type de fichier, il est pris et gravé sans vérification. Ici, on le contrôle toujours avant qu’il ne soit transmis au graveur.

MF : c’est pour cela que je préfère parler de « partenaires » que de clients. On discute, on réfléchit ensemble à la meilleure façon de sortir le vinyle, le nombre d’exemplaires souhaités, la réédition potentielle etc. Il y a de la flexibilité, de la proximité et du respect dans le travail. On souhaite vraiment s’inscrire dans la chaîne de réalisation. Se coller au projet. Dans l’industrie musicale, on parle évidemment du travail de l’artiste, du label quand il y en a un, du tourneur mais assez rarement du fabricant. Alors qu’au final, s’il n’y a pas de support, la chaîne est rompue. D’où l’idée de bien connaître nos partenaires et de bien appréhender leur projet. Nous ne sommes pas juste des techniciens.

Quelles sont les différentes étapes dans la fabrication d’un vinyle ?

JF : D’abord le master que l’on récupère sous fichier, on vient d’en parler. Ensuite, celui-ci est envoyé à l’extérieur chez un graveur. Il est gravé sur ce que l’on appelle une laque qui est une plaque de métal de 14 pouces. Il y a en a deux. Une pour la Face A et une pour la Face B. Les deux laques sont ensuite envoyées dans une usine de galvanisation pour réaliser la matrice du vinyle. Cette « galva » est ensuite récupérée ici, et est mise sous presse pour sortir le vinyle. Un peu comme si tu le passais dans un gaufrier.

Combien de vinyles sortent d’une presse ?

MF : à peu près 400 par jour. Sachant que nous en avons deux, ça fait 800. En moyenne, on va essayer de sortir 600 à 700 vinyles en une journée.

JF : on veut une cadence correcte mais pas non plus trop forte. On pense à ceux qui vont être sur ces postes notamment en terme de mouvements et de déplacements. On ne veut pas que les « presseurs » se fatiguent. Ce sont des postes de manutention et d’actes répétitifs certes, mais réaliser des petites quantités c’est aussi travailler le produit différemment en insérant de la couleur par exemple. L’idée c’est de ne pas toujours faire la même chose et d’impliquer tout le monde dans le processus.

En combien de temps je peux avoir mes vinyles, de l’envoi du fichier à la livraison ?

MF : si tu comptes toutes les différentes étapes dont on vient de parler, gravure, galvanisation, presse, séchage, assemblage avec la pochette, mise en carton etc. il faut compter 14 semaines. Et tu peux venir les chercher directement ici. Ça permet de se rencontrer, d’échanger, de montrer les presses autour d’un café. D’ailleurs, c’est assez émouvant de voir certains labels où artistes découvrir pour la première fois leur disque. Le regarder. Le toucher. Il ne faut pas oublier que pour eux c’est un travail de longue haleine avant de l’avoir concrètement entre les mains.

L’industrie du vinyle c’est aussi, et encore, une industrie assez polluante.  Réfléchissez-vous à l’impact environnemental de votre activité ?

MF : Oui. On ne peut pas ne pas y penser. On est en veille. On s’intéresse aux tests notamment réalisés avec des algues. Mais pour l’instant, ce n’est pas très concluant. En ce qui concerne B-Side on a fait faire une machine qui nous permet de broyer tous nos rebuts de PVC tels que les vinyles rayés - donc non utilisables - pour les réintroduire dans notre production. Sur 12 tonnes de PVC achetées pour la production, on utilise les 12 tonnes. Notre installation est aussi faite pour utiliser au mieux le gaz et l’eau. Mais on sait que l’on peut encore faire mieux.

Si vous vous êtes engagés dans cette voie, c’est que selon vous le vinyle a un bel avenir devant lui. Mais n’est-ce pas un peu risqué sachant que celui-ci a déjà disparu des radars une fois ?

JF : je ne crois pas. Aujourd’hui, le vinyle ne se « consomme » plus seul. Il a désormais sa carte de téléchargement ou son QRcode inscrit sur la pochette pour avoir accès, en scannant avec le Smartphone, à des exclus, des accès backstages et j’en passe. Il est donc complémentaire à toutes les autres façons d’écouter de la musique.

MF : et puis, il y a un retour presque nostalgique pour ceux qui l’ont déjà connu et une vraie découverte pour les nouvelles générations nées avec le CD et le streaming. Certains jeunes aujourd’hui achètent même le vinyle avant d’avoir la platine parce que celui-ci n’est plus seulement un objet noir. Il peut être coloré, transparent. Quelque chose à part et assez « fun ».

Et pourtant, un vinyle ce n’est pas donné…

JF : c’est vrai. Un jeune de 18-20 ans ne peut pas forcément se permettre d’acheter un vinyle à 30, 40 ou 50euros. Pardon, mais ce sont les majors qui font monter les prix. C’est pour cela qu’on en revient à la question de l’indépendant. Je pense que le vinyle va devenir le produit de la production indépendante parce que le petit label ou l’autoproduit va vouloir maitriser ses coûts et notamment son tarif de vente. Il pourra dire à son distributeur : « je veux que mon vinyle soit à 25 euros et pas plus ».

D’ailleurs, comment ça s’écoute un vinyle ?

JF : du début à la fin. Ça a l’air bête ce que je dis mais les artistes passent un temps fou à choisir l’ordre des titres. Écouter un vinyle c’est, dans sa pratique, respecter le travail de l’artiste parce que tu ne peux pas choisir le morceau que tu vas écouter…

MF : oui, et tu n’as accès au deuxième morceau que si tu écoutes le premier. Et puis, il y a une certaine exigence à écouter un vinyle. Il faut se lever pour mettre la Face B par exemple. Quand tu es en soirée, tu as plutôt tendance à mettre une playlist. Tu mixes différents artistes, morceaux, rythmes, ambiances. Tu mets rarement un vinyle. Parce que l’écoute du vinyle, c’est autre chose…

JF : ça s’écoute la pochette en mains. Elle se regarde parce qu’elle reflète souvent ce que tu vas entendre. Tu vas aussi chercher un nom, lire les paroles, les remerciements. Quand tu écoutes un vinyle, tu ne fais que ça. Moi personnellement, je l’écoute au casque pour entendre toutes les harmonies.

Et justement, on dit souvent que le son du vinyle est particulier voire meilleur. Est-ce que c’est vrai ?

MF : je laisse parler l’expert… (Rires)

JF : disons que le son du vinyle des années 60-70 n’est pas le même que celui de 2022. Il n’a pas été enregistré de la même manière parce que le matériel d’il y a 40 ans n’est évidemment pas celui d’aujourd’hui. À l’époque, on enregistrait sur des bandes qui créaient déjà des harmonies dans la prise de son. On en faisait un mix directement transféré à la gravure. On ne cherchait pas à mettre des volumes trop forts. On acceptait que l’auditeur fasse un peu le boulot et tourne la molette du son vers le haut s’il le souhaitait. D’où certains puristes qui préfèrent ce son-là aux autres.Quand le CD est arrivé, l’idée de mettre un son plus fort a fait son chemin. Tous les studios de mastering ont monté les volumes, et c’était à qui sortirait un son plus fort que le voisin. D’ailleurs, le streaming s’est aussi engouffré dans la brèche.

Mais avec le retour du vinyle, tu ne peux pas faire n’importe quoi. Il faut être subtil et délicat dans le volume et dans le rendu des morceaux. Dans un vinyle, tu graves les tubes et les morceaux « punchy » au bord de la galette, là où les microsillons sont plus longs, plus grands, plus amples. En te rapprochant du centre, ils sont, de fait, plus serrés, plus petits et plus courts. Tu vas alors mettre les morceaux moins exigeants. Cela contribue peut-être aussi à cette idée que le son d’un vinyle est meilleur car le CD ne fait pas cette distinction. Il y a aujourd’hui des rééditions de vinyles peu qualitatives à mon sens parce les maisons de disques se sont basées sur le CD. Mais le « son CD » n’est pas le « son vinyle » et inversement. C’est un peu comme si tu voulais faire une tarte aux fraises avec des fraises gâchées. C’est une tarte aux fraises, certes, mais elle n’est pas bonne puisque les fruits ne sont pas de bonne qualité. Pour le vinyle, c’est pareil. Il faut utiliser les bonnes fraises !

Crédit photo : David Fugère

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