Interview
 

SOPHIE ROSEMONT, « GIRL CRITIC »

ENTRETIEN AVEC ADÈLE FUGÈRE
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Patrice Normand

Sophie Rosemont est une référence dans le milieu de la critique musicale rock tant par son écriture et sa connaissance précises que par le fait qu’elle soit l’une des rares femmes à évoluer dans le sérail. Elle collabore depuis plusieurs années avec les mensuels « Rolling Stone » et « Les Inrocks ». Le 15 décembre prochain au Quai M, elle « causera » de son dernier livre « Girls Rock », sorti en 2019, destins croisés de 140 chanteuses et musiciennes. De Bessie Smith à P. J. Harvey. De Siouxsie Sioux à Catherine Ringer. De Debbie Harry à Tori Amos. Des femmes puissantes, indépendantes, des roc(k)s ne comptant que sur elles-mêmes pour exister à travers leur art. Au milieu d’un emploi du temps chargé, entre deux coups de fourchette, une envie d’éclair au chocolat et une friandise accordée à son chien Ringo (hommage aux Beatles ?), Sophie s’excuse de devoir répondre à nos questions à l’heure du déjeuner. Elle parle vite et avec passion de son métier, de littérature, de musique et de ses rockeuses rencontrées.

Entretien par Adèle Fugère

Adèle Fugère (AF) : Sophie, vous êtes journaliste musicale mais vous n’écrivez pas que sur le rock.

Sophie Rosemont (SR) : Non c’est vrai, j’écris sur la culture in extenso. La pop culture au sens large. C’est à dire le cinéma, la littérature, la danse avec une appétence pour la musique et le rock.

AF : Cette appétence pour le rock, d’où vient-elle ?

SR : De l’enfance. Je ne viens pas du tout d’un milieu bourgeois mais mes parents ont toujours été très attachés à la culture. La littérature du côté de ma mère et la musique - principalement anglo-saxonne - du côté de mon père, mélomane et DJ, qui avait en sa possession des kilomètres de bandes musicales enregistrées. Il écoutait beaucoup de blues, de soul, de funk. J’ai donc baigné dans la musique très tôt. J’ai été fan des Doors dès l’âge de 8-9 ans. Je connais tout leur répertoire. C’est la bande son de ma vie. Avec les Velvet.

AF : Certains se disent « journaliste musical », d’autres « critique ». Dans quel camp vous situez-vous ?

SR : Je ne sais pas. Être critique, c’est d’abord donner son avis. Moi, j’ai une formation littéraire et je me suis spécialisée dans le journalisme. J’en connais la déontologie et je me suis intéressée notamment à l’histoire des médias et de la presse. J’ai appris que quel que soit sa spécialité un journaliste doit d’abord informer. C’est donc ce que je fais. Ça ne m’empêche pas de donner un avis sur la sortie d’un album mais j’ai toujours en tête d’expliquer, de donner du fond à un article pour que celui-ci soit accessible aux professionnels comme aux néophytes. J’essaye de ne pas être dans un entre-soi qui existe quand même pas mal dans le milieu fermé des critiques musicaux quoi qu’on en dise.

AF : Il y a peu de femmes dans le milieu du journalisme musical. Citons Laurence Romance, Lydie Barbarian ou encore Charline Lecarpentier. Vous a-t-on fait sentir qu’une femme ne pouvait pas écrire sur le rock, du moins comme un homme ?

SR : Non. Ce sont d’ailleurs des hommes qui m’ont donné ma chance comme Michka Assayas. Il est venu me chercher en 2008 pour collaborer à son « Dictionnaire du Rock » sorti quelques années plus tard alors que j’étais inconnue au bataillon. Ça m’a permis d’acquérir une certaine légitimité dans le milieu tant à travers mes connaissances que la rigueur de mon écriture. Je viens du monde universitaire ou écrire est un vrai travail. En revanche, que certains de mes confrères masculins me fassent sentir que je m’y connaissais forcément moins qu’eux sur le sujet parce que femme et jeune, ça oui, je l’ai senti.

AF : Donc une femme ne peut pas écrire comme un homme sur la musique ?

SR : C’est ce qu’ils pensent. Mais en réalité pas du tout. D’autant plus maintenant. Ça fait 12 ans que je collabore avec « Rolling Stone » et « Les Inrocks », je pense que c’est la meilleure preuve qu’une fille peut écrire sur le sujet sans souffrir de la comparaison.

AF : Ce qui veut dire qu’il n’y a ni écriture de fille, ni écriture de garçon, notamment pour écrire sur le rock ?

SR : Je crois oui. Mais il n’y a que les hommes pour penser le contraire. En revanche, il peut y avoir une écriture du féminin. Je vais prendre ma casquette d’enseignante universitaire mais c’est le cas chez Marguerite Duras, Annie Ernaux ou Toni Morrison. À mon sens, l’écriture n’est pas sexuée, sauf si l’auteur le souhaite. En revanche, je pense qu’en tant que femme, on est de facto plus sensible au traitement réservé aux femmes. Et dans les rédactions avec lesquelles je travaille, on m’amène plus volontiers à aller interviewer telle ou telle artiste féminine parce que je suis moi-même une femme. Mais je pense sincèrement qu’un journaliste musical masculin peut très bien écrire et comprendre le travail d’une artiste féminine.

AF : Sans trop dévoiler la conférence que vous donnerez au Quai M le 15 décembre prochain, pourquoi avoir écrit ce livre « Girls Rock » sur lequel vous allez vous appuyer ?

SR : Pour plusieurs raisons. La première c’est que suite à la parution d’un de mes articles intitulé « La Pop et le féminisme », les éditions Robert Laffont m’ont contactée pour savoir si je voulais faire un livre sur le rock au féminin. La deuxième c’est que je me suis alors rendu compte que j’avais pas mal d’entretiens de rockeuses dans ma besace et que cette matière pouvait être le début de quelque chose. Et enfin, à part un livre intitulé « Rock au féminin » paru dans les années 80, il n’y avait pas grand-chose en France. Il fallait réactualiser tout cela. Ça a donné « Girls Rock ».

AF : Le livre « classe » de manière thématique 140 chanteuses et musiciennes - principalement des États-Unis, chantre du rock’n roll -, très différentes les unes des autres étant donné leur style, leur génération, leur milieu social etc. Malgré tout, y a-t-il selon vous un point commun entre toutes ?

SR : Elles sont puissantes. Elles n’ont pas de couilles mais certaines peuvent être qualifiées de viriles. Pour vivre de leur art, il leur a fallu une sacrée force psychologique. Le milieu du rock est éminemment masculin, sexiste et macho, encore aujourd’hui, même si ça va mieux. À ces rockeuses, on ne leur a pas fait de cadeau et on leur a mis aussi pas mal de bâtons dans les roues. Donc elles ont toutes en commun une puissance, une indépendance artistique, intellectuelle, sacrificielle aussi. Vivre de leur musique a pu leur couter très cher. Et si par bonheur, l’une d’entre elles sortait du lot, ça ne pouvait pas être parce qu’elle était tout simplement talentueuse. Il y avait forcément un homme là-dessous et surtout dans leur lit. Il y a eu des muses, certes, mais pas tant que cela. Dans l’ensemble, elles se sont faites toutes seules, sans avoir besoin des hommes.

AF : Dans le livre, des artistes féminines se réfèrent à d’autres artistes féminines. Peut-on parler de sororité dans le milieu du rock féminin ?

SR : On peut même parler d’admiration. Lou Doillon salue le talent de Patti Smith. La Grande Sophie s’arrête sur l’importance de Chrissie Hynde. Jeanne Added ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui sans Courtney Love. Ces femmes se citent, s’encouragent. Évidemment, il a pu exister quelques embrouilles mais beaucoup moins que chez les hommes. Les artistes rocks masculins sont beaucoup plus dans la posture. Je le sais, j’en ai interviewé pas mal. Pendant qu’ils se comparent en regardant qui a la plus grosse (pardon mais on en est là), les filles, elles, préfèrent vivre de leur musique et évitent de se battre entre elles. Quand l’une réussit, l’autre ne se dit pas qu’elle prend sa place mais plutôt qu’elle ouvre une voie pour toutes les autres.

AF : Quand on y réfléchit, il y a pas mal de points communs entre être une femme dans le milieu du journalisme musical et être une femme dans le monde du rock…

SR : Oui. Qu’on soit critique musicale ou artiste, on doit faire ses preuves. Plus qu’un homme. Et quand il y a erreurs, on ne nous loupe pas. On le paye beaucoup plus durement que nos homologues masculins. Je suis aussi persuadée que la femme se fait moins confiance, d’où le fait d’être disons… moins visible par rapport à l’homme. Mais c’est aussi pour cela que j’ai écrit « Girls Rock ». Parce que j’ai rencontré des musiciennes avec lesquelles nous avons échangé sur nos conditions d’artiste et de journaliste musique et qu’il y a eu une sorte d’effet miroir.

AF : Y a-t-il un entretien parmi ces rockeuses qui vous a plus marqué qu’un autre ?

SR : Je n’ai pas du tout le tempérament d’une groupie mais je dirai Patti Smith parce que je l’ai interviewée plusieurs fois et parce qu’on partage l’amour de la littérature et de la poésie. Avec elle, l’échange est au-delà de la musique. J’ai beaucoup aimé discuter avec Catherine Ringer et j’ai une tendresse particulière pour Melissa Auf der Maur, la bassiste de Hole, l’une de mes premières interviews dans le milieu du rock. Ce sont toutes des personnages. Des femmes qui ne vous laissent pas indifférente. Mais elles ne jouent pas. Elles sont naturellement habitées, sincères et authentiques.

AF : Un autre livre est-il prévu ?

SR : Pas pour le moment même si j’ai dans un coin de ma tête l’idée d’un « Girls Rock 2 » ou d’un livre sur la pop culture. Ça me plairait bien d’écrire aussi une biographie. Mais je veux faire les choses correctement. Et pour bien écrire, il n’y a pas de secret, il faut avoir un peu de temps devant soi.

Conférence de Sophie Rosemont - 15 décembre 2022 - Quai M - 19h. Prenez vos places ici : https://quai-m.fr/agenda/conference-girls-rock

« Girls Rock » de Sophie Rosemont aux éditions du Nil - 2019

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